dimanche 13 avril 2014

Les corps abandonnés

J'arrive maintenant à le toucher. Deux fois que je l'aide à se raser. L'autre jour je lui ai massé la nuque et j'ai même réussi à couper ces horribles poils qui lui tombent du nez. Toucher ce corps mou est une victoire sur ma relation au père. Je n'ai jamais compris comment on pouvait abandonner son corps.
Comme je ne l'ai pas connu très tôt, je ne suis jamais arrivé à retrouver en lui les traits du beau jeune homme des photos de famille. À trente ans il était déjà méconnaissable, confit dans les certitudes de ceux qui croient l’empâtement inévitable, hors problème de santé j'entends, alors imaginez à quarante ans passés. Au delà de sa carrure, impressionnante pour le frêle gamin que j'étais, j'ai toujours eu du mal avec ces chairs tombantes, la large ceinture abdominale, les pectoraux en forme de seins et ces poils clairs et diffus qui ne ressemblaient à rien. J'ai toujours eu une aversion pour sa sueur et l'odeur de son corps, d'autant que l'absence de douche quotidienne et le renouvellement bihebdomadaire du linge n'étaient pas compensé par une hygiène stricte au gant, ainsi que pour ces grands slips jaunis déformés par un pesant paquet.
Pour ces raisons et d'autres plus comportementales, j'ai toujours eu peur de lui ressembler. Pour autant, et ce n'est peut-être pas un paradoxe, je n'en ai pas été dégouté du corps des hommes, même si je peux difficilement m'approcher des corps abandonnés.
Il y avait dans sa famille de fortes carrures et je croyais qu'il en faisait partie. A la réflexion l'habit cachait une autre réalité. J'ai eu peu souvent l'occasion de découvrir ces hommes dans un assez simple appareil, autrement qu'enveloppées par les pantalons et les brassières. Quand les marcels tombaient, jamais plus, des torses puissants avec un ventre parfois légèrement rebondi se révélaient. Chez mon père tout tombait depuis le torse.
Les femmes aussi, c'était quelque chose, en particulier la reine mère et ses sœurs. J'avais réellement peur de ces poitrines aux gorges si profondes qu'elles en donnaient le vertige dans les larges décolletés des tabliers d'été. J'en ai gardé une aversion de la pression des fortes poitrines contre mon corps.
Toucher, être touché, il m'en a fallu du temps.
Je scrutais l'évolution de mon propre corps. Je passais de longues heures devant la glace non par narcissisme mais pour épier la moindre apparition d'une ressemblance avec cette lignée que je n'aimais pas.



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