samedi 17 juin 2017

Renaissance

Luca Signorelli (1450-1523), la résurrection de la chair, Orvieto, Duomo, Cappella di San Brizio
J'avais été puissamment contrarié par un épisode de vie quotidienne. Je ne comprenais pas cette incompréhension avec ma tête brune, l'incapacité que nous avions parfois à communiquer simplement alors que nous étions fait du même bois. Je ne supportais pas non plus la façon dont la femme de ma vie me paraissait abuser de la situation, sans doute inconsciemment, pour me renvoyer des ondes dont je ne recevais que l'influx négatif. Ma parole s'est soudain envolée, je conduisais mécaniquement, le regard fixe et dur. Je n'avais plus qu'un envie, rentrer chez moi et disparaitre. Mais il allait me falloir passer la soirée avec une amie, affronter une foule et entrer dans un spectacle qui désormais n'avait plus aucun intérêt. J'étais pris par un sentiment de vie brisée qui me renvoyait à l'inutilité totale.
J'avais osé dire à l'amie que je n'étais pas bien du tout, comment expliquer sinon mon mutisme et ce visage fermé qu'il m'était impossible de rouvrir. Autant je peux jouer dans la vie professionnelle, faire bonne figure, transcender mes peurs et dialoguer avec n'importe qui, à quelques choses près, autant je ne sais pas bien dissimuler dans le privé.
Maintenant nous attendions que les portes s'ouvrent. Les gens s'étaient agglutinés car le placement était libre. Que je n'aie pas mangé depuis le midi augmentait mon sentiment d'oppression, je crus défaillir, je l'espérais même, attendant le malaise vagal qui me ferait m'écrouler. J'attendais la mort même au milieu de ce cénacle de têtes blanches. Est-ce que le théâtre allait lui-aussi mourir, pensè-je parmi tous ces vieux que j'avais soudain en horreur ? Quand viendrait donc la relève si tant qu'elle apparaisse ? Je ne voyais plus que des corps martyrisés par le temps, des vieillards grimaçants, des vieilles enseignantes édentées dont la bouche tordaient encore une syntaxe impeccable mais surannée. Les portes s’ouvrirent, je n'étais pas tombé, la cohue s'avança comme les mêmes retraités se pressent au petit matin devant les portes de la supérette du quartier, pour aller chercher trois fois rien qui ne saurait attendre, ou comme s'anime la queue juvénile des geeks attendant le dernier Iphone depuis l'aube.
Nous étions maintenant assis au sixième ou septième rang, quasiment au centre, une place idéale pour ce que nous devions subir, pendant trois heures peut-être, disait notre amie, je n'imaginais pas tenir autant. Je repensais à mourir enfin, j'étais dans le théâtre du dernier jour, au bout de l'absurdité de ma vie. Mais le vieux à ma droite m'empêcha se sombrer, il avait oublié le programme, il fallu se lever pour le laisser passer, puis se relever encore quand il revint satisfait, titubant à demi. La salle était en train de s'apaiser, je regardais effaré ces têtes chenues, les trois chaises sur la scène qui attendaient les acteurs de la soirée, quelques personnes arrivaient encore pour faire salle comble. La musique était à pleurer, au sens propre, j'en avais les larmes aux yeux, une complainte de Vincent Delerm, Lady Sir, et un groupe que je me promis de shazamer si je restais vivant tant il me faisait penser à un répertoire méridional empreint de sonorités ancestrales.
Je m'étais affaissé dans le fauteuil, les yeux, j'attendais quelque effusion lacrymale, quand soudain je le vis en marche devant la scène. Grand et mince, sa silhouette un brin désinvolte mais raffinée, sa chevelure souvent dispersée était cette fois domptée avec une maitrise que je n'avais jamais soupçonnée.
Ce fut comme une apparition qui m'a ramené à la vie. Doucement, je me suis redressé dans le fauteuil. L'idée qu'il puisse me reconnaître dans cet état second, abandonné aux affres d'un malheur en réalité inconsistant et passager, m'a redonné la pleine conscience.
J'ai repris mes esprits. Je voyais soudain la salle avec un autre regard, les vieux étaient devenus justement regardables.
J'ai sorti mon téléphone du mode avion, j'ai envoyé un bref sms à la chair de ma chair, un message qui devait nous tirer vers le haut, du moins je l'espérais, en tout cas j'y mettais toute la force et la simplicité de quelques mots bien choisis pour effacer ces maux malvenus.
La soirée commença, j'étais à nouveau en capacité d'attention, mon masque mortuaire s'effaçait tranquillement.
A la sortie, les flux étaient avec moi pour que je croise naturellement l’icône qui m'avait ranimé. Nous échangions quelques paroles amicales, j'admirais une nouvelle fois sa bienveillance et son naturel, et la façon dont il incarnait sa fonction malgré son jeune âge.




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